"Accueillir la blessure. Au-delà du dolorisme chorégraphique"
Le monde de la danse est aujourd’hui confronté à un changement de culture et de discours à l’endroit du traitement du corps, de nouvelles valeurs qui rompent avec l’acceptation institutionnalisée du sacrifice de soi et de la souffrance, tous deux saisis comme conséquences d’une discipline nécessaire à son apprentissage et à sa pratique. L’art chorégraphique est ainsi passé au crible de critères tels que le soin, la tendresse et l’attention, portés par les discours minoritaires et la nouvelle théorie critique, sommé de davantage considérer la bienveillance dans les relations humaines et l’intégrité corporelle des danseur·euses.
Ce recentrement axiologique, qui jette l’opprobre sur tout comportement perçu comme autoritaire ou autodestructeur, sadique ou masochiste1, doit être appréhendé avec nuances. Disqualifier la valorisation de la douleur ne revient pas à nier la nécessité de l’inclure dans une définition de la danse, du fait des états de résistance, de fatigue ou de blessure qui la caractérisent. La pratique chorégraphique en effet ne se conçoit pas sans blessure. De la lésion ligamentaire ou musculaire aux tendinites de l’orteil et de l’Achille, de la déchirure du cartilage au syndrome fémoro-patellaire, des tensions lombaires aux fractures de toutes sortes, le corps du ou de la danseur·euse se forme sous la menace constante du traumatisme physique. Si elle constitue une épreuve nécessaire, la blessure est dans le champ chorégraphique l’objet d’une normalisation qui rend son axiologie ambivalente : toujours perçue comme un dommage, délétère, elle peut aussi apparaître comme le symptôme d’un effort abouti et d’un dépassement de soi, eux-mêmes sources d’admiration. Nous qualifions de « doloriste » cette conception traditionnelle de la danse qui justifie la blessure par le franchissement d’un seuil au-delà duquel le corps s’ouvre à l’excellence ou la virtuosité.
En philosophie, une telle vision a été portée par un philosophe qui se disait autant médecin que chorégraphe, Nietzsche, qui a reconsidéré l’axiologie de la blessure en soulignant son bénéfice énergétique et conatif. La blessure est appréhendée dans sa physiologie comme motrice d’une métamorphose organique qui cherche le rééquilibrage du corps pour gagner en tonus et volonté, au même titre que la marche qui repose sur l’alternance entre chutes et relèves. Ce qu’il nomme « grande santé » s’apprécie ainsi à l’aune de la balance pharmacologique entre pathologie et soin, entre des moments d’atteinte et d’autres de remédiation : la vie surmonte constamment ses blessures (traumas, lésions ou maladies) pour se déployer. Toujours posées comme provisoires, celles-ci lui offrent l’occasion de gagner en force et en intensité. Aussi, une vie sans blessure n’est-elle pour Nietzsche ni souhaitable, ni même pensable, elle ressemblerait à une vie zombie, ramenée à une économie minimale, sans ampleur, sans profondeur, ni intérêt. Vivre, c’est se blesser et apprendre à se remettre de ses blessures.
Les pensées du soin et la conception doloriste de la danse doivent entrer en dialogue autrement que sur le mode de la confrontation. La blessure ne peut être ni l’objet d’une valorisation inconditionnelle, ni d’une disqualification péremptoire. Elle est un fait dont le jugement de valeur qu’on lui porte dépend de la disposition du corps qui lui répond. C’est à ce titre que la danse peut agir de manière spécifique, en frayant un chemin entre, d’une part, l’assimilation de la blessure à une vertu, quand bien même cette éthique prendrait-elle la forme d’une physiologie de la « grande santé », de l’autre, un geste d’exclusion de l’ordre de la condamnation, qui participerait toujours au fond d’une forme de refoulement ou de déni, comme si on pouvait imaginer danser sans s’exposer à elle. Dans un cas comme dans l’autre, il faut s’émanciper de l’approche strictement moraliste pour soutenir une axiologie critique tournée vers les techniques de soi.
Nous travaillons ainsi l’hypothèse qu’une blessure n’a pas à être jugée « bonne » ou « mauvaise » en soi mais qu’elle peut plutôt être ou non accueillie. L’accueil est en effet ici le nom d’une disposition physique, psychique et politique qui fait coïncider acceptation et effraction, en permettant de faire sien un événement imprévisible, voire de le rendre désirable. Derrida parle ainsi d’« hostipitalité2 » pour désigner cette intrusion dont on ne sait jamais à l’avance si elle est le fait d’un·e ami·e ou d’un·e ennemi·e. Dans quelle mesure alors la danse peut-elle se poser en agent hospitalier de la blessure ? En quoi son incorporation accueillante est-elle à la fois garante de la « grande santé » et le risque pris d’une intrusion ? Que faire de nos douleurs, enfin, pour mieux danser sa vie ?
La blessure comme irritation vitale
La première façon d’accueillir la blessure est de la considérer comme une potentielle complice ou alliée et de rompre avec le soupçon d’hostilité qui pèse sur elle pour lui tendre les bras. Plus exactement, Nietzsche dit qu’il faut savoir garder « les mains ouvertes3 » pour recevoir l’événement accidentel. À rebours d’une interprétation qui en ferait l’« ennemie de la vie », le philosophe renvoie la blessure à l’organisation de la vie, signe de ce que Judith Butler nomme sa précarité4, c’est-à-dire sa fondamentale vulnérabilité. Elle ne correspond pas à une manière de trahir ou d’attaquer l’économie du corps mais au contraire de la révéler. Pour comprendre son rôle dans la pensée de la « grande santé », Nietzsche mobilise une théorie de l’irritation vitale qu’il emprunte aux biologistes Claude Bernard et Wilhelm Roux, qui l’héritent eux-mêmes de Rudolf Virchow. Chez ces auteurs, l’organicité est le nom d’une économie du vivant dont les mouvements sont conditionnés par une « excitation » ou « irritation » (Reiz) première :
Toute activité vitale suppose (…) une irritation. L’irritation consiste en une altération passive (passio, pathos) que l’élément vivant éprouve par une influence étrangère suffisante pour troubler son arrangement interne. À la suite de cette modification passive se développe un processus actif, preuve palpable des propriétés vitales de l’élément5.
L’organisme est toujours engagé dans une dialectique entre un état passif initial et le mouvement actif qu’il provoque : le corps se développe pour autant qu’il peut incorporer (ou « interpréter » dans un langage nietzschéen) les éléments étrangers, qui l’affectent, c’est-à-dire qui l’altèrent. C’est donc par absorption – un autre nom de l’accueil – des éléments extérieurs que l’organisme se différencie. Selon Nietzsche, on peut s’approprier ses blessures de la même manière qu’on assimile des aliments pour se développer. La souffrance comme pathos, événement subi, est donc cause motrice : tout « souffrir […] appelle un agir6. » Plus encore, la transformation post-traumatique7 pousse à la vie et nourrit le désir de persévérer dans l’être : « même quand il [l’humain] se blesse, ce maître destructeur, autodestructeur, — c’est encore la blessure qui le contraint à vivre8… », celle-ci pouvant même être vécue comme une urgence : « des processus apparaissent où l’excitation devient nécessaire, où elle devient l’excitation-qui-pousse-à-la-vie (Lebensreiz) : faute de quoi s’installent la disparition et le déclin9. » Wilhelm Roux souligne ainsi l’importance de la lésion dans l’accroissement de la force vitale, eu égard notamment aux phénomènes de régénération cellulaire qui succèdent à une lésion violente du tissu osseux. Nietzsche évoque lui les phénomènes de compensation sensorielle (à l’instar du borgne qui augmente l’acuité visuelle de son œil valide) ou le principe du vaccin découvert par Pasteur à la même époque (inoculer d’infimes quantités de microbes – bactéries, virus – pour stimuler les défenses immunitaires). La blessure provoque la vie, elle l’oblige à résister, à se défendre, à renforcer ses défenses.
La vie biologique n’est donc jamais spontanément créatrice, transformatrice. Ce qu’on appelle autopoïèse ou autorégulation, ces formes d’autonomie, n’en sont pas réellement, elles sont toujours conditionnées par une cause extérieure qui vient troubler son équilibre interne et la pousser à réagir : la survenue d’un danger, un changement environnemental, un coup, un choc, un virus, un aliment toxique, etc. La blessure est une interpellation de la vie qui compte sur ses capacités d’auto-organisation. L’accueillir, c’est répondre à cette sollicitation, à cet appel de la vie à se défendre. Dans la physiologie nietzschéenne, l’artiste (le ou la danseur·euse) est un être vivant exemplaire, dont la constitution organique est mise au service du projet vital, qui accueille la blessure pour stimuler sa création. Être artiste, c’est être exposé, sensible au monde, profondément affecté par ce qui l’entoure, c’est au fond être particulièrement irritable. La danse, pratique savante des mouvements du corps, de la proprioception et des attentions somatiques, apparaît dès lors comme un art de l’irritabilité, c’est-à-dire la mise en œuvre d’un savoir incarné de l’accueil incorporant.
Stimulation dionysiaque versus préjudice christique
Nietzsche pose néanmoins une distinction entre l’irritation accueillie comme « stimulante » et celle perçue comme un « préjudice10 », fondée sur une différence d’attitude, une différence éthique. Ainsi met-il fermement en garde le sujet blessé contre ses tendances réactives, contre la tentation du ressentiment, qui n’intensifie pas la vie mais participe à un mouvement mortifère, dégénérescent. Se dessine donc en creux un programme éthique de l’artiste souffrant·e, cherchant non pas le salut chrétien mais la rédemption dionysiaque. Toutes les blessures en effet ne se valent pas ou plutôt toutes les réactions à la blessure n’ont pas la même valeur : celle que Nietzsche qualifie de « christique », est considérée comme une blessure pauvre, réactive, provoquant l’immobilisme et le repli sur soi, elle est la blessure de celui qui souffre de la vie et n’en tire que déplaisir. La seconde attitude, qui lui est opposée, tient du dionysiaque ou de la tragédie grecque, la blessure est dite riche, active, tonique, motrice, elle est la blessure de celui qui souffre pour la vie, elle est liée à une forme de jouissance.
Ce partage renvoie chez Nietzsche à celui entre souffrance (Leid), toujours originaire et spontanée, et douleur (Schmertz), une distinction qui ne recouvre pas leurs acceptions médicales contemporaines selon lesquelles la souffrance serait du côté du mental, et la douleur du physique. Faire le départ entre Schmertz et Leid revient ici plutôt à différencier l’identité de l’altérité, une souffrance que je peux m’approprier, qui m’appartient, d’une douleur que je considère comme une attaque extérieure, étrangère à moi. Dans le discours nietzschéen, tout art se définit comme une force d’appropriation qui permet de s’approprier ou d’assimiler un accident. En retour, se plaindre d’une douleur, du moins en rester à elle, c’est se lamenter d’être en vie et s’interdire d’être artiste. Danser sa souffrance, danser en étant souffrant·e, revient tout au contraire à se donner la possibilité d’être actif·ve plutôt que réactif·ve, de transformer la douleur en souffrance. Sur ce point, le dolorisme nietzschéen qui condamne la plainte et conduit à héroïser la mise sous silence de ses causes mériterait d’être nuancé. L’appel à libérer la plainte dans les écrits de Sara Ahmed11, comme premier moyen de résistance face aux abus de pouvoir, permet de cesser de le voir comme un aveu de faiblesse. Là où se plaindre réclame au contraire courage et assurance, la lamentation ou la complainte, soit le plaisir pris à la situation de plainte, seraient plus proches de ce que Nietzsche qualifie de « christique ».
Il n’en reste pas moins que la distinction entre une blessure dionysiaque, pensée sur le mode de la danse, donc de la mobilité, et une blessure christique, pensée sur le mode de la crucifixion, donc de la contrainte et de l’immobilisme, n’en est pas moins opérante pour identifier les conditions d’une « transfiguration » physiologique. En ce qu’elle est immédiatement connectée aux intensités vitales, et l’expression artistique la plus directe de la volonté de puissance, la danse offre la meilleure image de cette stimulation post-blessure. Si tout état créatif « agit comme une suggestion sur les muscles et les sens » et « exerce une action tonique12 », la pratique chorégraphique en est un exemple privilégié. Au contraire de la discipline christique, tournée vers l’ascèse, la conservation et l’endolorissement, la danse dionysiaque compose énergiquement avec les forces de destruction du vivant pour emmener le corps sur le chemin de sa métamorphose. Le corps créateur et le corps souffrant, le corps dansant et le corps dionysiaque, prennent le même risque : celui de porter atteinte à leur intégrité pour mieux libérer les puissances transformatrices. Les invitations nietzschéennes à « danser sa vie » ou à faire « danser le monde » s’entendent comme une injonction à accepter son inéluctable vulnérabilité et à faire quelque chose de ses propres pertes. Danser pour incarner une éthique dionysiaque, c’est congédier le déni de la souffrance et l’exalter, s’en réjouir, y voir la possibilité de la mort, donc l’actualité de la vie. La danse dionysiaque, dont la transe est le parangon, apparaît dès lors comme une pratique ordalique13, une façon de s’épuiser et de se mettre en danger, soit de s’approcher de la mort pour mieux se sentir vivre.
Excédanse, forme de vie et empuissancement
Saisie depuis l’angle de la stimulation, l’accueil de la blessure relève donc moins de la vie à proprement parler que de la « sur-vie », une hypertrophie de la vie. Il est plus du côté du débordement affirmateur (de la surpuissance, du redoublement d’efforts) que de la simple compensation (le recouvrement, la récupération)14. Le travail de la souffrance est transformateur en tant qu’il surcompense, c’est là tout le sens de la célèbre maxime nietzschéenne : « Tout ce qui ne me fait pas périr me rend plus fort15. » Plus l’excitation est accueillie, plus la blessure est forte, plus la force d’accueil (qu’on la nomme assimilation, interprétation on incorporation) doit s’accroître. Nous nommons « excédanse » la capacité de la danse à intensifier la force vitale jusqu’à son supplément.
La condition d’un tel redoublement réside dans un changement de point de vue. L’éthique dionysiaque appelle non seulement à faire coïncider son vouloir avec l’événement de la blessure mais encore à cesser de la considérer comme une impotence. Lorsqu’il met en scène des corps que l’on dit « empêchés », « handicapés », « malades », « dysfonctionnels » ou « déficients » pour travailler avec leur vulnérabilité, sans chercher à la nier ou à l’effacer, le spectacle de danse16 se présente comme un dispositif d’empuissancement, offrant les moyens d’une certaine autonomie, d’une réappropriation de gestes et d’actions dont on les dit trop rapidement privés. Il s’agit de reconsidérer l’empêchement ou la limite du corps non pas comme une privation de l’agir, mais comme une disposition singulière de cette puissance commandant un réagencement. L’excédanse ne s’inscrit donc pas dans une démarche proprement thérapeutique au sens où il ne s’agit pas de reformer la vie blessée pour tenter de faire taire la pathologie mais bien de faire de la différence de corps la condition d’une « forme de vie » particulière, inclusive de ses fragilités. La notion de « forme de vie » s’oppose en quelque sorte à la « norme » du vivant en neutralisant ses effets de généralisation. Si elle n’apparaît pas en propre dans le texte nietzschéen, elle correspond pleinement à sa conception de la vie, abordée comme quelque chose à inventer, plutôt qu’une disposition à contempler. La « forme de vie » désigne ainsi un rapport esthétique à son être et à son corps, dans lequel se conjuguent stylisation de la vie et production de soi17. Une forme-de-vie, dit Giorgio Agamben, induit que la manière d’être coïncide avec la manière de vivre, elle « est une forme créée en vivant18 », en sorte que l’être a toujours à voir avec une certaine façon d’être. Acte existentiel autant que politique, éthique autant qu’esthétique, la forme de vie désigne « une vie dont les manières, les actes, le déroulement ne sont jamais de simples faits, mais sont d’abord et toujours des possibilités de vie, d’abord et toujours puissance19. » Il y a donc autant de formes-de-vie ou de styles de vie possibles qu’il y a de corps pour les incarner.
Cet empuissancement passe par la déconstruction des normes médicales et de ce que l’on considère généralement comme « bonne » santé, et de leur dépendance à une certaine perception de la norme19. L’excédanse permet en effet de s’émanciper des catégories de « malade » ou de « handicapé », propres à des individus « assistés » ou « à charge », c’est-à-dire des assignations à des identités gouvernables, qui auraient abdiqué tout ou une partie de leur souveraineté. On peut ainsi penser la pratique de la danse comme autant de dispositifs d’auto-évaluation de la maladie par l’interprète qui peut, seul·e, déterminer la gêne ressentie ou fixer ses limites. Il ne s’agit dès lors pas de nier la souffrance mais, au contraire, de la verbaliser, à l’écoute du corps et en pleine conscience des effets de la maladie. Autodétermination, connaissance de soi et empuissancement vont de pair : en devenant leurs propres diagnoticien·nes, en appréhendant ses propres blessures, ses pathologies, détenteur·ices d’un savoir propre inaliénable, ils et elles augmentent leur puissance d’agir. Cette perspective rejoint la conception spinozienne de la santé selon laquelle la maladie ou la blessure est une façon spécifique d’être affecté·e dont la connaissance est source de liberté. Chez Spinoza en effet, l’autonomie dépend de sa capacité à connaître ses forces et ses faiblesses, ses seuils de fatigue ou de douleur, un savoir qui augmente sa puissance d’agir.
Ce que peut la force plastique ou le recouvrement comme devenir-singulier
L’excédanse est le nom de la mise en œuvre chorégraphique d’une puissance auto-poïétique. Chez Nietzsche, la vie supérieure est à la fois la plus blessée et la plus artiste, celle qui a poussé le plus loin sa capacité de guérison, de cicatrisation ou de remédiation pour se réaliser et « devenir qui l’on est » si l’on veut emprunter sa terminologie. Être soi revient à assimiler un maximum de ses blessures afin de s’auto-différencier, pour dévier de la norme uniformisante de la « bonne santé », le déséquilibre étant un gage d’individuation, le moyen d’un style. L’articulation entre auto-affirmation de la puissance vitale et singularité du corps blessé conduit à aborder la question du soin comme sculpture de soi, expression et extension de l’autopoïèse corporelle traduite dans les termes de la volonté créatrice. Pour l’introduire, Nietzsche revient à Wilhelm Roux la formule de Selbstgestaltung (autoformation) que ce dernier applique aux processus de développement cellulaire. Ce qui émerveille le philosophe c’est cet « énorme pouvoir interne de créer des formes21 » qui caractérise le vivant, sa capacité à exploiter les circonstances en vue de se former, c’est-à-dire d’affirmer sa singularité :
L’homme est une création qui invente des formes et des rythmes ; il n’est en rien plus adroit et semble n’avoir nul autre plaisir que celui d’inventer des formes22 .
En biologie comme en psychologie, la faculté des individus à se former eux-mêmes s’ancre dans le vocabulaire de la plasticité qui, à l’époque où Nietzsche écrit, fait son entrée dans le discours scientifique. On parle de « plasticité réparatrice » pour évoquer cet art naturel par lesquels les organismes se remettent de leurs blessures, pansent leurs plaies et se réorganisent suite à une lésion. Dans La Seconde Inactuelle, Nietzsche associe la notion de plastique à la « force » de développement d’une culture ou d’un individu qui s’auto-façonne par l’éducation (Bildung) pour en révéler le caractère explosif, sa condition de destructibilité. La « force plastique de la vie » est saisie comme triple puissance de formation, de déformation et de reformation. Elle rejoint peu ou prou le concept de « plasticité » énoncé par Catherine Malabou, dans le sillage de Hegel et de la neurobiologie contemporaine23, comme sa définition médicale, en renvoyant aux métamorphoses du corps à l’œuvre dans le développement de l’organisme, durant sa continuelle adaptation aux contingences de son environnement et encore de réparation face aux dommages qu’il rencontre. Nietzsche évoque la « force d’exploitation plastique de la douleur » et affirme que l’objectif d’une telle « force plastique » est de « transformer et (…) assimiler les choses passées ou étrangères, (…) guérir les blessures, (…) réparer ses pertes, (…) reconstituer sur son propre fonds les formes brisées24. » L’accident peut ainsi révéler un individu à lui-même, quand bien même il donnerait lieu à une identité de rupture ou de fuite. Accueillir la souffrance pour en faire un stimulant, c’est comprendre qu’on ne devient soi-même qu’à condition de concéder une perte. Toute remédiation post-traumatique, toute guérison, toute résilience n’est que l’actualisation d’un processus d’autodestruction permanente, tapi au fond de notre être.
Parce que ces sculptures de soi impliquent un ethos, un ensemble d’attitudes, d’habitudes, d’actes, de gestes et de rituels, elles présentent d’emblée un caractère chorégraphique. Par la proprioception, l’attention à la sensation de mouvement et au plaisir cinétique, les danseur·euses retrouvent en outre le goût de l’auto-affection autant que le désir de contact, de leur propre présence et du lien à l’autre. Le corps dansant dont il est question ici n’est pas nécessairement le corps technicien qui suit une méthode ou applique une règle, mais plutôt le corps maitrisé, situé et conscient de celle ou celui qui n’a pas peur de se mettre à l’épreuve. Nous en arrivons donc à un paradoxe apparent : quand elle est chorégraphiée et dansée, la blessure peut ne plus apparaître comme une défaillance mais comme une puissance. Jouer avec ses propres vulnérabilités demande en effet du contrôle, du savoir-faire et de la connaissance de soi. La danse d’un corps blessé est toujours une démonstration de force plus qu’un aveu de faiblesse, si bien que la danse chorégraphiée apparaît comme le dispositif pharmacologique par lequel une fragilité devient maîtrise, ou, autrement dit, une pratique d’empuissancement. L’excédanse n’est pas un acte d’héroïsme, ni une manière de sublimer la douleur, même s’il s’agit de se dépasser, d’aller au-delà de soi, de faire davantage qu’au quotidien, de recouvrer enfin des potentiels : marcher, courir, tenir l’équilibre, étendre ses membres, se projeter dans l’espace, etc. La contrainte en danse ouvre sur l’expression de la singularité du corps, sa puissance, bien davantage que dans la démonstration de force. En signant leurs gestes, les interprètes aux corps empêchés deviennent des artisans de leurs propres existences.
Critiquer le dolorisme (chorégraphique)
La limite d’un tel positionnement réside néanmoins dans la possibilité d’exalter une praxis doloriste et disciplinaire, très largement institutionnalisée dans les formations de danse. L’approche dionysiaque adoptée par Nietzsche pourrait être facilement employée à justifier des discours réactionnaires, nostalgiques du champ religieux pour lesquels la perte du sens du sacrifice ou de la souffrance se ferait au bénéfice d’un hédonisme total, propre à des sociétés consommatoires et décadentes. Dans Mes mille et une nuits25, un ouvrage fondé sur sa propre expérience du cancer, Ruwen Ogien a parfaitement déconstruit l’hypothèse selon laquelle toute blessure, toute pathologie présenterait un « avantage moral » ou « épistémique », qu’elles nous rendraient à la fois plus empathique envers les autres et plus lucide sur l’existence. Ce qui relève selon lui d’un « paternalisme médical », conduisant à nier la souffrance physique, quand bien même le dolorisme aurait quelque chose de consolateur, ne serait au fond qu’une manière de privilégier une supposée vie spirituelle, et la voie de son perfectionnement, au détriment du vécu corporel.
Dans une analyse de la célèbre maxime nietzschéenne « ce qui ne tue pas rend plus fort », Ogien bat en brèche l’idée selon laquelle la maladie présente un bénéfice intellectuel et libère en obligeant à la patience, à la lenteur, à la disponibilité d’esprit (comme le soutient Nietzsche dans Ecce homo). Premièrement, Nietzsche, rappelle-t-il, n’est pas un pur doloriste : pour lui, tout plaisir est teinté de douleur, et inversement. Le martyr jouit de sa condition, l’ascète tire plaisir de la cruauté qu’il s’inflige. Sa conception mixte ou sa conscience de l’ambivalence radicale des affects foule aux pieds toute interprétation exclusivement tournée vers la glorification de la seule souffrance. Deuxièmement, du fait même de son expérience personnelle, celle d’une maladie qui l’a mené au mutisme puis à une mort précoce, il n’est pas certain que Nietzsche pense littéralement que la blessure est la voie royale, peut-être même la seule, vers l’intensification de la vie. Ruwen Ogien propose ainsi une interprétation de l’aphorisme tournée vers ses vertus consolatrices ou thérapeutiques, voyant dans l’énoncé comme un idéal régulateur, « une recherche de mots d’ordre capables de rendre la vie un peu plus tolérable26. »
Cette critique du dolorisme nietzschéen finit de convaincre que les blessures, même en danse, ne sont pas toutes désirables, et qu’il faut prendre garde à différencier une blessure circonstancielle, presque nécessaire mais dont on se remet, de l’accident de vie durable ou du trauma profond. Les maltraitances institutionnelles, les rigueurs, les violences, les brisures qu’on s’inflige pour se conformer aux normes académiques, pour se discipliner, marquent définitivement des existences au point de les amoindrir et de les menacer. Peut-être faut-il alors profiter de ses blessures pour apprendre à vivre dans le soin. Une chorégraphe me confiant que depuis qu’elle savait être atteinte d’une polyarthrite rhumatoïde, la poussant à ne plus être ce petit soldat de l’opéra, cette ouvrière zélée qui est prête à sacrifier sa santé, elle apprenait à s’arracher aux diktats du corps domestiqué du ballet et à vivre une invalidité joyeuse. La blessure en danse l’a en effet contrainte à prendre soin d’elle et à rompre avec l’idéologie de la discipline et le déni de souffrance qui va avec, à organiser des séances de sieste pendant ses répétitions, à ne plus forcer inutilement, à adapter ses méthodes à sa condition sans rien sacrifier de ses ambitions à danser, à être technique, voire virtuose. Nietzsche l’affirme : « ce qui révolte dans la souffrance, ce n’est pas la souffrance en soi mais le non-sens de la souffrance27. » Sans doute alors dépasser l’accidentalité de l’accident en redonnant sens à l’intégrité de son corps, à sa santé et au soin qu’elle réclame, est-il une façon de rendre la blessure plus désirable, de l’accueillir alors pour ce qu’elle est : une intrusion qui nous rappelle à notre propre familiarité.
Texte de Florian Gaité, docteur en philosophie enseignant à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence et critique d’art.
Visuel : extrait d'un dessin de © Paula Duró
1 Les affaires pour harcèlement pullulent : Jan Fabre, ATDK
2 Jacques Derrida, Anne Dufourmantelle, De l’hospitalité, Paris, Calmann Lévy, 1997.
3 Friedrich Nietzsche, Fragments Posthumes, 1883, 7 (195).
4 Au sens où l’entend Judith Butler, c’est-à-dire par son exposition constante à la menace de l’accident, de la maladie ou de la mort, cf. Judith Butler, Vie précaire, Paris, Éd. Amsterdam, 2005.
5 Rudolf Virchow, Pathologie cellulaire, trad. Picard, Paris, Baillère, 1874, p. 326.
6 Friedrich Nietzsche, Fragments Posthumes, 1872-1873, 19 (210).
7 Littéralement « après la blessure ».
8 Friedrich Nietzsche, Généalogie de la Morale, III, §13.
9 Friedrich Nietzsche, Fragments Posthumes, 1883, 7 (98).
10 Ibid.
11 Sara Ahmed, Complaint !, Durham, Duke University Press, 2021.
12 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, 1888-1889, 14 (119).
13 Rapporté au culte dionysiaque, l’ordalisme qualifie un comportement dans lequel le sujet prend des risques mortels, défiant la mort pour intensifier son sentiment de vie.
14 En cela, l’image de la marche annoncée en introduction pour parler de la « grande santé » a quelque chose de trompeur en ce que le dépassement dionysiaque de la blessure ne repose pas tant sur la recherche d’un équilibre que sur celle d’un excédent.
15 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, § 18.
16 L’inclusion de tels corps dans les productions contemporaines est devenue un enjeu central chez des chorégraphes qui ne cherchent pas à nier ou à maquiller le handicap tels que La Ribot (Happy Island), Jérôme Bel (Disabled Theater, Gala), Éric Minh Cuong Castaing (Forme(s) de vie), Rachid Ouramdane (Tordre) ou Boris Charmatz (La ronde, Happening Tempête) pour ne citer que quelques exemples.
17 Introduite par Ludwig Wittgenstein, retravaillée par Giorgio Agamben, Richard Rorty, Nicolas Bourriaud, Yves Citton ou Judith Butler, le concept désigne une manière de vivre, ou de donner forme à sa vie, saisie au croisement de la biologie et de la politique, de l’éthique et de l’esthétique.
18 Giorgio Agamben, L’Usage des corps, Paris, Seuil, p. 305.
19 Ibid.
20 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.
21 Friedrich Nietzsche, Fragments Posthumes, 1886-1887, 7 (25).
22 Friedrich Nietzsche, Fragments Posthumes, 1885, 38 (10).
23 Voir notamment Que faire de notre cerveau ?
24 Considérations inactuelles, II, §1, p.97
25 Ruwen Ogien, Mes Mille et une nuits. La maladie comme drame et comme comédie, Paris, Albin Michel, 2017.
26 Ibid., p. 52.
27 Généalogie de la Morale, « La Faute », La Mauvaise conscience, §7.